Hiver 2023 : La fracture énergétique
Avant la crise, 12 millions de personnes étaient victimes de la précarité énergétique. Combien seront-elles cette année, alors que les prix de l’énergie ont augmenté de 28 % entre 2021 et 2022 ?
Patricia est installée dans le Finistère, en périphérie de Carhaix, dans une maison où elle vit depuis 3 ans avec ses deux adolescents. Une maison de 126 m2 datant des années 70, dans laquelle aucune rénovation n’avait été effectuée par les anciens propriétaires. « Quand je l’ai achetée, elle était dans son jus et inhabitée depuis deux ans. À l’époque, j’étais en couple et nous avions convenu que mon compagnon prendrait les travaux à sa charge ; on voulait en faire notre nid », précise l’aide-soignante aujourd’hui en arrêt maladie. Fenêtres en bois en simple vitrage, chaudière vétuste, fuites d’eau… les factures énergétiques s’empilent et Patricia se retrouve seule, avec 1 700 euros/mois, pour tout assumer, y compris les travaux dont les devis ont été signés. « Il faisait 15 degrés dans la maison, je chauffais très peu, mes garçons prenaient des douches froides ; on allait se laver régulièrement chez ma fille ainée. Je voyais bien les moisissures dans les chambres, je savais que ce n’était pas sain, mon fils et moi étions tout le temps enrhumés… j’avais l’impression de manquer à mes devoirs de mère », avoue Patricia qui se rappelle les hivers derniers, emmitouflée dans sa doudoune à la maison pour lutter contre l’humidité et le froid. « Toutes les dépenses se sont accumulées, je me suis retrouvée avec une lourde dette et j’ai dû faire un dossier de surendettement, juste après ma séparation. J’étais très mal, j’étais en dépression, en fait. J’avais tout restreint, la nourriture, les vêtements et les loisirs, depuis longtemps. J’essayais de rester debout, mais je ne m’en sortais plus ». C’est à ce moment-là que le vent a tourné : Patricia a reçu la visite des « Locaux Moteurs », une association citoyenne venant à la rencontre des habitants pour repérer les besoins et lutter contre le non-recours aux dispositifs publics. « Quand j’ai commencé, en 2016, c’était surtout pour venir en aide aux personnes non connues des services sociaux, qui passent sous les radars de l’État… On s’est vite aperçu que la problématique principale, c’était la précarité énergétique et l’adaptation du logement, et que cela touchait un public large, avec un réel besoin d’information et d’accompagnement », précise Claudine Pezeril, fondatrice de l’association. L’an dernier, 480 foyers ont été démarchés, dont celui de Patricia, sur une dizaine de communes du pays de Poher.
Peur de l’hiver
« On est sur un territoire où il y a très peu de logements locatifs sociaux, privés ou publics ; où les personnes travaillent dans le tertiaire, souvent en contrat précaire. 80 % des habitants que l’on rencontre ont des revenus très modestes », note Claudine. Grâce au soutien de la Fondation Abbé Pierre, l’association angevine rayonne maintenant en Bretagne et où elle travaille en étroite collaboration avec les élus et 3 habitantes-relais, sous contrat 32 heures/mois. Michèle est l’une d’entre elles : « On rencontre beaucoup de personnes âgées démunies et isolées. Avec la crise énergétique, elles ont peur de l’hiver. Le fuel et le bois sont devenus un luxe, alors, penser à des travaux, c’est difficile. On passe beaucoup de temps sur place, à expliquer les dispositifs et les accompagnements possibles. Il faut créer la confiance, rassurer, conseiller…»
Grâce aux « Locaux Moteurs », Patricia va bénéficier de l’aide de l’association régionale Soliha, « Solidaires pour l’Habitat », et pouvoir monter un dossier de rénovation globale. Et en urgence, avec son fonds « O abandon », la Fondation a financé l’achat de 3 radiateurs électriques pour chauffer la pièce à vivre et les chambres. « Ça a été formidable d’être aidée si rapidement. Ce qui m’a fait beaucoup de bien aussi, c’est d’avoir des personnes à qui parler. J’ai pu partager mon fardeau ». Depuis novembre, Patricia surveille constamment sa consommation électrique et chauffe au minimum, à 17,5° : « S’il fait froid cet hiver, on se réfugiera tous les 3 dans une chambre, ce sera le camping », précise-t-elle.
À quelques km de là, Stéphane a acheté une longère en pierre pour changer de vie et se lancer dans le maraichage, il y a 5 ans. « On a d’abord installé un insert bois pour économiser le fuel. Puis, il y a 3 ans, j’ai bénéficié de l’opération « pompe à chaleur à 1 euro », ça a permis des économies et on n’a jamais été endetté, mais tout est serré et on chauffe au minimum. » Après des soucis de santé, Stéphane, la cinquantaine, a dû changer de voie, il est désormais surveillant à temps partiel dans un lycée. « Ma femme est en longue maladie, financer la rénovation de la toiture avec 1 800 euros/mois, c’était impossible, même si on savait qu’on perdait beaucoup de chaleur. On n’avait pas de solution. Et puis, en juillet, j’ai vu arriver une dame, elle m’a dit que les Compagnons Bâtisseurs pouvaient venir faire un diagnostic énergétique de la maison et nous aider… une sacrée chance ! En une semaine, ils étaient là : Ils ont posé des joints aux portes, installé une bâche sur le toit, sécurisé l’électricité et la Fondation nous a permis d’acheter un frigo neuf, le nôtre consommait beaucoup, on le savait, mais on n’en trouvait pas d’occasion... Avec tout ça, on a gagné 50 euros/mois sur la consommation électrique, un soulagement ! »
45 000 euros de travaux avec un smic ?
« La situation est paradoxale : avec la flambée des prix, il y a urgence pour se chauffer aujourd’hui et nécessité de se projeter dans l’avenir, avec des travaux de rénovation globale du logement pour qu’il soit performant énergétiquement. Grâce à nos partenaires, on essaye d’agir sur ces deux temporalités, c’est très important », précise Claudine. Lutter efficacement contre la précarité énergétique, c’est aussi réduire au maximum le reste-à-charge des occupants, toujours trop lourd dès qu’il s’agit penser à une rénovation globale du logement. Un reste-à-charge qui s’est encore alourdi avec l’augmentation du coût des matières premières. En moyenne, il fallait compter 25 000 euros pour rénover un logement énergivore d’environ 100 m2 en 2018. « Aujourd’hui, on atteint 45 000 euros pour refaire une toiture et son isolation, changer les fenêtres et le mode de chauffage. Les coûts explosent depuis 2 ans. Or, notre philosophie, c’est de ne pas faire de l’urgence pour de l’urgence, mais de prendre le logement dans sa globalité pour atteindre des gains énergétiques durables d’au moins 40 %. On réalise des visites à domicile en binôme, un technicien et un travailleur social, afin de coupler le diagnostic avec l’accompagnement social, juridique et budgétaire », explique Sébastien Noe, responsable du Groupe de recherche pour l’aide et l’accès au logement (GRAAL) de Roubaix, où de nombreuses maisons datant des années 30 sont aujourd’hui énergivores et dégradées. Depuis 2015, Mme S., mère isolée de 34 ans, habite l’une d’elles : 107 m2 répartis sur 2 étages et 2 800 euros à débourser chaque année pour le gaz et l’électricité. « Les travaux sont terminés depuis novembre, je suis enfin tranquille. Pour être franche, je me privais de tout, le budget alimentaire était très serré car mon fils a de nombreuses allergies alimentaires. Dès qu’il pleuvait, j’étais stressée par la fuite de la toiture dans sa chambre, le plafond était tout gondolé, j’avais peur qu’il s’effondre. Je n’invitais jamais personne pour éviter les dépenses. J’espère pouvoir reprendre une vie sociale », avoue la propriétaire, titulaire d’un Master de droit depuis l’an dernier. « Cela m’a permis de changer de travail et de gagner un peu plus ; il le fallait, je ne m’en sortais plus avec 1 100 euros/mois. Mais du coup, mon dossier Anah a été réactualisé et soudainement, on m’a demandé de participer à hauteur de 6 000 euros pour les travaux. C’était impossible, un vrai coup de massue à la veille des travaux ! » Réfection complète de la toiture et isolation, installation de fenêtres en double vitrage, changement de la chaudière, le tout pour un gain énergétique de 51 %. « J’ai failli tout abandonner. Heureusement, le Graal a trouvé une solution avec la Fondation ! » L’an dernier, le Graal a accompagné 380 ménages en situation de précarité énergétique, 50 % d’entre eux sont « passés à l’acte », les autres ont été bloqués par le montant du reste-à-charge.
Pour faire du sur-mesure, le Groupe a fortement besoin de financements complémentaires aux aides de l’État (via l’Agence Nationale de l’Amélioration de l’Habitat), et des collectivités territoriales (Fonds de Solidarité pour le Logement) qui sont conséquentes, mais devenues insuffisantes aujourd’hui. « Certains dossiers sont très lourds et peuvent nous prendre jusqu’à 4 ans, avec des problèmes d’isolement et de mobilité dans le logement pour les personnes âgées. La situation devient de plus en plus limite et je sais que les demandes d’aide et d’accompagnement vont exploser en mars, à la sortie de l’hiver. Les gens auront des factures exorbitantes, on va les voir affluer. »