Vaincre le sans-abrisme
Plus personne à la rue : Lionel Jospin en 2002, Nicolas Sarkozy en 2006 puis Emmanuel Macron en 2017 l’ont tour à tour promis. Sans succès. Si l’État est à la peine, des associations continuent de se battre, parce que l’on peut et l’on doit agir.
Aujourd’hui, en France, 7e puissance mondiale, des familles entières survivent dans la rue, faute de places en hébergement d’urgence pourtant maintenues cet hiver à un nombre encore jamais atteint. Depuis trop longtemps, on assiste à l’asphyxie des dispositifs d’hébergement d’urgence qui s’explique notamment par les coupes budgétaires effectuées auprès des bailleurs sociaux, empêchant la production de 400 000 logements en dix ans. Chiffre accablant, près de 500 enfants de moins de 3 ans ont dormi dehors l’an dernier. Cet hiver, combien sont-ils ? Mère au foyer, Sarra, victime de violence conjugale, quitte le domicile du jour au lendemain, avec ses deux enfants en bas âge, en 2020. « Ma fille avait un peu plus d’un an. Je me suis retrouvée sans rien, dehors, en plein confinement. C’était la panique. J’ai été orientée vers une association et logée en hébergement d’urgence pendant 3 mois. Et puis après, j’ai été mise en contact avec le collectif de l’auberge marseillaise et là, ça a été incroyable ! » La jeune femme s’installe à « L’auberge marseillaise », un lieu dédié à 70 femmes ou mères isolées, créé par 9 associations[1]. « J’avais une chambre, des toilettes sur le palier et la cuisine était collective. C’était à nous de prendre des initiatives, de trouver les solutions qui nous correspondaient ; on pouvait se soutenir les unes les autres, oser des choses qu’on n’aurait jamais faites ailleurs. Les enfants avaient aussi des activités. C’est devenu ma famille et ça m’a permis de ne pas m’écrouler. J’y ai trouvé de la stabilité, de la sécurité et j’ai pu faire mes démarches sans stress pour trouver un travail et un logement. » Grâce à ces nouvelles conditions de vie, Sarra arrive en quelques mois à convertir son diplôme algérien, obtient un poste d’accompagnatrice pour des élèves en situation de handicap dans un collège, et passe son permis. « Et puis, j’ai trouvé un logement, en passant par une agence immobilière à vocation sociale. Aujourd’hui, je vis comme tout le monde, je suis logée dans un T4, à Marseille, avec mes 2 enfants. Enfin, tout va bien. »
« L’auberge, c’est le seul endroit à Marseille où toutes les femmes en errance sont acceptées. C’est un lieu qui rassemble, qui recrée le lien dans une logique de justice et de transformation sociale », précise Jean-Régis Rooijackers, coordinateur de projets à « Just ». Créée en 2015, « Just » est une plateforme de projets solidaires dédiés à la grande précarité et à la réduction des risques pour les personnes à la rue ; elle fonctionne aujourd’hui avec 40 salariés. Alors qu’à Marseille, le nombre de personnes à la rue (442) a augmenté de 29 % entre janvier 2023 et avril 2024, plus de 200 sont mises à l’abri dans différentes solutions d’habitat temporaires grâce à une coopération d’acteurs unique en son genre. L’État, la Ville et 9 associations se sont en effet associés pour assurer le fonctionnement de ces lieux de vie cogérés dans des espaces inoccupés.
La vacance, porte d’entrée
« On prospecte chaque m2 vacant, on recherche des alliances avec les Mairies, les propriétaires publics pour créer une alternative à l’hébergement d’urgence qui coûte très cher et qui met à mal la dignité des personnes. » Sur place, « Just » remet en état les lieux, organise l’habitat, décide des règles de vie avec les habitants. Des « régisseurs sociaux » orchestrent la gouvernance collective basée sur le lien et le lieu, dans une logique de préservation des personnes et du patrimoine. « On utilise le parcours de vie de chacun pour améliorer les conditions de vie de tous. On cherche à sortir du discours « On n’a plus de places », en proposant des solutions d’habitat temporaire dans des lieux vacants qui deviennent des lieux de vie plutôt que des lieux de contrôle, où les personnes se reconstruisent vraiment. » À « L’auberge », « chez Jeanne », « Saint-Bazile » et dans plusieurs colocations solidaires, ces expériences humaines se diffusent et illustrent comment la solidarité et la prise de risque partagée permettent de lutter contre l’exclusion, en dépassant les contraintes administratives. À terme, elles permettent d’aboutir, le moment venu, au logement pérenne, comme ce fut le cas pour Sarra.
Dans le Rhône, malgré une dynamique réelle de la politique du « Logement d’abord », le secteur de l’urgence est là aussi totalement engorgé ; le nombre de demandes en hébergement d’urgence a augmenté de 27 % en 5 ans. « Aujourd’hui, à Lyon, le dispositif d’hébergement est tellement saturé que, sur un certain nombre de places, cet hiver, il a été prévu de « faire tourner des familles », et donc alterner des nuits dehors et dedans, ou de sortir des familles pour en prendre d’autres, considérées plus vulnérables. C’est du jamais vu depuis 14 ans. La production de logement accessible est la principale solution structurelle. Au niveau du logement, ce n’est pas mieux. Même si des efforts de production avaient lieu, ils ne seront visibles que dans plusieurs années. Et que fait-on d’ici là ? Il faut un plan d’urgence pour capter le logement vacant, pour se donner les moyens d’aller chercher partout les logements vides », souligne Maud Bigot, directrice opérationnelle de la veille sociale à Alynea-Samu social 69, association qui travaille sur l’accompagnement des grands exclus depuis 50 ans. Comme dans toutes les grandes villes françaises, la métropole lyonnaise a vu le nombre de personnes à la rue augmenter ces dernières années, elles seraient près de 14 000. Mais en attendant une politique nationale plus volontariste en faveur du logement pour sortir de l’impasse, « Alynea-Samu social 69 » a mis en place un dispositif expérimental qui cible les personnes refusées partout ailleurs. Financé par l’État, la Métropole, l’ARS, des mécènes privés, et la Fondation dans le cadre du « Logement d’abord », « Zone Libre » a ouvert en 2021 et assure à une vingtaine de grands exclus un habitat non pas imposé en fonction de leurs difficultés, mais choisi en fonction de leurs envies. « L’hébergement, le logement, ce sont des droits, cela ne se mérite pas. On défend « l’habitat d’abord » qui permet la reconstruction dans la durée de la personne et l’évolution de son statut. On est vraiment dans une démarche de propositions. L’équipe est là pour aider chacun à son rythme. On ne cherche pas à mesurer l’efficacité du dispositif en fonction du flux de personnes accueillies, mais à la capacité de chacune d’elles à se maintenir dans l’habitat et à s’y reconstruire », précise Maud. 3 travailleurs sociaux, une infirmière et 2 travailleurs pairs permettent un accompagnement individuel renforcé. Chalets en bois, studios modulaires, appartements individuels ou partagés… les habitants, âgés de 20 à 79 ans, ont tous eu un long parcours de rue. En 4 ans, 27 personnes ont vécu à « Zone Libre », 11 ont vécu une expérience professionnelle depuis leur intégration.
Cercle vertueux
C’est le cas de Valentin, 25 ans, installé depuis 3 ans dans un chalet de 19 m2 à Villeurbanne. Bénéficiaire de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), il s’est retrouvé dehors à 18 ans, seul et sans rien. « J’y suis resté 5 ans, c’était très violent, je m’exprimais avec mes poings. « Zone Libre », ça a été enfin la sécurité. Un endroit où tu ne te fais pas virer, où tu n’es pas jugé. Un endroit où on te laisse ta liberté et du temps. Je me suis stabilisé, ce que je ne pensais pas réussir à faire. « Zone Libre », ça a été mon opportunité, ça a mis fin à ma vie dehors et aux addictions. Maintenant, je sais gérer mes émotions et j’ai appris à prendre soin de moi. J’ai franchi de sacrées étapes ici, c’est une vraie solution alternative à la rue. » Aujourd’hui, Valentin travaille dans une pension canine à Vénissieux, en chantier d’insertion. Il veut reprendre ses études et devenir travailleur social pour être pair-aidant. « J’aurai bientôt mon appartement, les papiers sont en cours. Je suis prêt à prendre mon envol, j’ai fait un vrai travail sur moi-même. »
[1]Just, Nouvelle Aube, Yes We Camp, Habitat Alternatif Social, Amicale du Nid, Solidarités Femmes 13, Paysan Urbain, Ligue de L’Enseignement, Marseille Solutions.